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carl schmitt - Page 21

  • "Pour savoir ce qui est aujourd'hui sacré, cherchez ce qui est tabou..."

    Nous reproduisons ci-dessous un court entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la situation du christianisme à l'heure de la démission du pape Benoît XVI...

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    A propos du christiannisme et de Benoît XVI...

    Entretien avec Alain de Benoist


    À en croire un ancien numéro de votre revue, Éléments, si le catholicisme du XXe siècle a vidé les églises, au moins aura-t-il empli les idées, notre monde étant constitué d’idées chrétiennes, non point devenues « folles », pour reprendre l’expression de G.K. Chesterton, mais « laïcisées ». Le diagnostic tient-il toujours la route ?

    Il a en tout cas été porté de longue date. L’avènement de la modernité se confond avec un mouvement de sécularisation qui doit s’envisager de façon dialectique. D’un côté, la religion perd sa place sociale et son rôle politique, désormais rabattu sur la sphère privée. De l’autre, les valeurs et les concepts chrétiens ne disparaissent pas ; ils sont seulement retranscrits en un langage profane. C’est en ce sens que la modernité reste tributaire de la religion. Le très catholique Carl Schmitt affirmait que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologique sécularisés ». Il faisait lui-même un parallèle entre monarchie et monothéisme, entre déisme et constitutionnalisme (« Le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent »). Karl Löwith et bien d’autres ont montré, de leur côté, que l’idéologie du progrès reprend la conception linéaire et finalisée de la temporalité historique qui, dans le christianisme, a remplacé la vision cyclique des Grecs : le bonheur remplace le salut, le futur se substitue à l’au-delà. L’idéologie des droits de l’homme tire pareillement son origine de l’idée chrétienne d’une égale dignité de tous les hommes, membres d’une famille unique. Les notions mêmes de sécularité et de laïcité appartiennent à la terminologie chrétienne. C’est la raison pour laquelle Marcel Gauchet a pu définir le christianisme comme la « religion de la sortie de la religion ».

    Vous n’êtes pas spécialement connu pour hanter les églises, mais, à titre personnel, que vous inspire le pontificat de Benoît XVI ?

    Benoît XVI a été dans son rôle. Il a beaucoup fait pour rapprocher les chrétiens des juifs. Il a dénoncé le « fondamentalisme islamique », sans préciser toutefois que ce sont surtout les musulmans qui en sont les victimes. Avec le motu proprio qui a réhabilité la messe traditionnelle, il a tenté sans grand succès de ramener les traditionalistes dans le giron de l’Église. Pour le reste, il est toujours comique de voir les médias lui reprocher de n’avoir pas été plus « en phase avec son époque », comme si la doctrine de l’Église (à laquelle nul n’est obligé d’adhérer) était une sorte de programme politique qu’on pourrait infléchir au gré des circonstances. Il est curieux également qu’aucun de ceux qui le présentent comme un « conservateur », que ce soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, n’ait rappelé que dans l’encyclique Caritas in veritate (2009), il s’était explicitement prononcé pour l’instauration d’un gouvernement mondial : « Il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité mondiale, telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII […] Le développement intégral des peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation. » (§ 67)

    En 2013, une chrétienté bousculée par l’islam et, surtout, par un monde de plus en plus sécularisé, a-t-elle quelque chose à apporter à une humanité tendant à perdre le sens du sacré ?

    Je fais partie de ceux qui pensent que le sens du sacré ne se perd jamais totalement : la production d’une individualité collective est déjà de nature religieuse. Même sur le plan politique, le sacré est une composante inéliminable du pouvoir dans la mesure où le pouvoir met en jeu le problème de la vie et de la mort. Toute époque a ses zones de sacré. Pour savoir ce qui est aujourd’hui sacré, cherchez ce qui est tabou. La chrétienté, qui n’a pas le monopole du sacré, est aujourd’hui menacée par l’individualisation et, surtout, la privatisation de la foi. Pour retrouver une visibilité publique et en finir avec la relégation du fait religieux dans la sphère de la conscience privée, l’Église s’appuie sur l’émergence de la « société civile ». On l’a bien vu avec la mobilisation des familles catholiques contre le mariage gay. Pour continuer d’avoir un impact sur une société sécularisée, l’Église se pose en autorité morale, en experte ès affaires humaines, voire en marqueur identitaire. Cela n’empêche pas qu’il n’y a plus que 5 % de pratiquants en France et que l’âge moyen des prêtres est de 75 ans. On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là quelque chose qui touche à sa fin.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 19 février 2013)

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  • De la dialectique ami/ennemi...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jean Baptiste Pitiot, cueilli sur Infoguerre et consacré à la dialectique ami/ennemi au travers des oeuvres de Carl Schmitt et Julien Freund.


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    La dialectique ami/ennemi : analyse comparée des pensées de Julien Freund et de Carl Schmitt

    Penser les relations de puissance à partir de la dialectique de l’ami/ennemi requiert en préalable de se déprendre des chatoiements de l’idéologie, des faux-reflets de tous ces mots en “isme” qui caractérisent l’apparence scientifique donnée aux engagements politiques. Carl Schmitt et Julien Freund l’avaient compris dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leur clairvoyance eut un prix : l’isolement et le reniement des grands clercs d’une époque imprégnée par le marxisme. Si aujourd’hui les deux auteurs sont redécouverts dans certaines sphères de l’Université, leurs œuvres sont encore mal cernées et leurs exégètes suspectés. En effet, une lecture critique ou partisane de Schmitt et Freund implique de penser “puissance”, “ennemi”, termes qui sont à ranger au registre des interdits de notre société. Cette approche devrait pourtant sous-tendre toute analyse réaliste des rapports entre acteurs des relations internationales.

    Mise au point :         

    Carl Schmitt fut un élément du régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale quand Julien Freund, étudiant en philosophie, entrait en résistance très tôt. Si leurs œuvres sont marquées par les vicissitudes d’une époque particulière, elles les surpassent toutefois pleinement. L’angle sous lequel ils en viennent à penser la relation ami/ennemi tire sa force d’une double volonté d’extraction et d’abstraction de ce contexte. Il est intéressant de remarquer que, par delà les oppositions de l’Histoire, une certaine communauté de destin relie Freund et Schmitt : exclus par les clercs de leur vivant, ils sont aujourd’hui progressivement tirés des limbes où de mauvais desseins et d’éphémères raisons les avaient placés.

    La première rencontre des deux hommes se produit à Colmar, en 1959. Julien Freund en revient marqué : « j’avais compris jusqu’alors que la politique avait pour fondement une lutte opposant des adversaires. Je découvris la notion d’ennemi avec toute sa pesanteur politique, ce qui m’ouvrait des perspectives nouvelles sur les notions de guerre et de paix » (1). L’analyse en termes d’ami/ennemi les met dans une situation périlleuse vis-à-vis de leurs contemporains. Le sujet est sensible puisqu’il donne une consistance à la guerre, ce à quoi se refusent les pacifistes marqués par les utopies marxistes et libéralistes. Pour ceux-ci la paix perpétuelle est l’aboutissement eschatologique logique permis soit par la réalisation marxiste du sens de l’Histoire, soit par l’expansion du commerce pacificateur des mœurs.

    Différence d’approche :     

    Pour Schmitt : « la distinction spécifique du politique […]  c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère et non une définition exhaustive ou compréhensive » (2). A son sens, la dialectique ami/ennemi s’appréhende comme un concept autonome dans la mesure où elle ne s’amalgame pas avec des considérations morales (bien/mal) ni esthétiques (beau/laid), mais constitue en elle-même une opposition de nature.

    Dans la pensée freundienne de l’essence du politique, le présupposé ami/ennemi commande la politique extérieure. Il est associé à la relation commandement/obéissance (présupposé de base du politique) et la relation privé/public (présupposé commandant la politique intérieure). Chacun de ces présupposés forme une dialectique indépassable : aucun des deux termes ne se fait jamais absorber par l’autre. Julien Freund prend appui sur la dialectique ami/ennemi pour prouver que les guerres sont inhérentes au politique et donc inévitables à l’Homme. Invoquant la relation public/privé, Freund établit une différence entre l’ennemi privé (intérieur, personnel) et l’ennemi public ou politique. À mesure qu’une opposition évolue vers la distinction ami/ennemi, elle devient plus politique car « il n’y a de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel » (3). L’Etat est l’unité politique qui a réussi à rejeter l’ennemi intérieur vers l’extérieur. Mais son immuabilité n’est pas acquise. Le présupposé de l’ami/ennemi est donc celui qui conditionne la conservation des unités politiques. La relation dialectique propre à ce couple est la lutte dont un aspect essentiel réside dans la multiplicité de ses formes : il ne s’agit pas uniquement, par exemple, de la lutte des classes à l’ombre de laquelle K. Marx analyse l’histoire de toute société. La lutte surgit dès que l’ennemi s’affirme.

    Contrairement à C. Schmitt, Freund ne fait pas de la distinction ami/ennemi un critère ultime du politique, mais un présupposé parmi d’autres. Chez Schmitt la notion de l’unicité du concept ami/ennemi dans l’essence du politique peut contribuer à renverser la formule de Clausewitz et admettre que la guerre ne serait plus le prolongement de la politique mais sa nature même. Or, ce n’est pas ce que Freund envisage.

    Ami/ennemi dans la logique de puissance :          

    Une politique équilibrée de puissance doit identifier l’ennemi, figure principale du couple dans la mesure où c’est avec lui que se scelle la paix et non avec l’allié. Nier son existence comporte donc un risque, un ennemi non-reconnu étant toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu. « Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? Elle ne s’établit pas d’elle-même par l’adhésion des hommes à l’une ou l’autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu’à l’inimitié, sans compter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessairement les meilleurs pour préserver une paix existante » (4). Par ailleurs il ne faut pas céder à la tentation de croire que la guerre règle définitivement les problèmes politiques posés par l’ennemi : « même la défaite totale de l’ennemi continuera à poser des problèmes au vainqueur » (5). Le conflit israélo-arabe en est l’exemple type.

    S’il est nécessaire de ne jamais remettre en cause les acquis de la paix et de toujours se battre pour elle, il faut pourtant se défaire des illusions que véhicule un certain pacifisme des esprits. Une nation insérée dans le jeu mondial doit, pour survivre, identifier ses ennemis. Car elle ne peut pas ne pas en avoir. La difficulté réside dans le fait que l’ennemi est aujourd’hui plus diffus, plus retors. Il se masque, déguise ses intentions, mais n’est ni irréel ni désincarné. Sa forme évolue sans cesse et ne se réduit plus à l’unique figure étatique. Dans tout nouvel acteur (entreprise, ONG…) sommeille une inimitié possible. A l’inverse, certains pays recherchent un ennemi de manière forcenée. C’est le cas des Etats-Unis, en particulier avec l’Irak et de manière générale dans toute leur politique extérieure depuis 1990.

    Les essences, ces activités naturelles de l’Homme, s’entrechoquent, s’interpénètrent et dialoguent constamment. L’économique et le politique, par exemple, sont à la fois autonomes, inséparables et en conflit. Or, force est de constater que la nature des rivalités pour la puissance prend une teinte économique croissante, expliquant par là l’invisibilité, la déterritorialisation et la dématérialisation de l’ennemi. Ce changement n’est pourtant pas définitif puisque la dialectique antithétique entre les essences de l’économique et du politique prend la forme d’un conflit perpétuel et sans vainqueur.
    L’enseignement s’ensuit que le postulat ami/ennemi de l’analyse freundienne, inspiré mais différencié de l’approche schmittienne, doit constituer le fondement d’une étude actualisée du phénomène guerre et des enjeux de puissance, de compétition entre nations.

    Jean-Baptiste Pitiot (Infoguerre, 17 janvier 2013)

     

    Bibliographie:
    FREUND Julien, L'essence du politique, Paris, Sirey, [1965], 4e éd., Paris, Dalloz, 2004, 867 pages
    FREUND Julien, « Préface », [1971] in : SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, pp.7-38
    FREUND Julien, Sociologie du conflit, Paris, PUF, coll. « La politique éclatée », 1983, 382 pages
    SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, 323 pages
    TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, Paris, 2008, 154 pages

    Notes:

    1. TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, Paris, 2008,p.27 

    2. SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, p.64 

    3. FREUND Julien, L'essence du politique, Paris, Sirey, [1965], 4e éd., Paris, Dalloz, 2004, p. 448 

    4. Ibid. p.496

    5. Ibid. p.592
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  • De Genève à Nuremberg...

    Nous vous signalons la parution aux éditions Garnier, dans la collection des Classiques, d'un ouvrage d'Emmanuel Pasquier intitulé De Genève à Nuremberg - Carl Schmitt, Hans Kelsen et le droit international. L'auteur a soutenu, sous la direction de Jean-François Kervégan, une thèse de philosophie consacrée à Carl Schmitt.

     

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    "À travers la confrontation théorique des deux auteurs radicalement antagonistes que sont Hans Kelsen (1881-1973) et Carl Schmitt (1888-1985) - le premier, ardent défenseur de la démocratie libérale et de la justice internationale ; l'autre, penseur de la dictature, gravement compromis avec le régime nazi - cet ouvrage cherche à restituer les tensions fondatrices du droit international, d'une guerre mondiale à l'autre, entre son idéal normatif et la réalité des rapports de force."

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  • Cliver ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christophe Boutin, cueilli sur Causeur et qui rappelle que le combat politique passe par l'affirmation ou la création de clivages...

    Professeur de droit constitutionnel, Christophe Boutin est notamment l'auteur d'un essai intitulé Politique et tradition (Kimé, 1992), consacré au penseur italien Julius Evola.

     

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    Le discours clivant, dernier refuge du politique

    Lors de l’élection présidentielle puis pendant la double campagne interne à  l’UMP (pour la présidence et l’organisation du parti en courants), un terme est revenu sous la plume des commentateurs, celui de « discours clivant ». Une expression régulièrement invoquée pour dénigrer, car le discours clivant serait politiquement irresponsable et peu à même de proposer des éléments de réponse aux maux dont nous souffrons. Il jetterait au contraire de l’huile sur le feu de nos conflits sociaux, rendant impossible toute « réconciliation » entre les forces en présence. En stigmatisant par exemple telle ou telle catégorie d’une population dont les différences ne font qu’enrichir la France, il séparerait artificiellement des communautés qui ne demandent qu’à vivre en paix. Bref, que l’on se place au niveau politique ou social, le discours clivant serait à l’opposé des règles de fonctionnement d’une « démocratie apaisée », le consensus et la gouvernance, et totalement décalé par rapport aux impératifs du monde moderne.

    Une fois cette constatation faite, la question se pose de savoir qui décide qu’un discours est clivant, et pourquoi. Qui ? Essentiellement la classe politico-médiatique majoritaire, puisqu’il s’agit d’une hétéro-définition. Et c’est d’ailleurs le premier élément du « pourquoi » : un discours est décrété clivant dès lors qu’il émerge nettement du bruit de fond médiatique ambiant. Il rompt ce faisant avec un accord tacite censé exister sur ce qui sépare, d’une part, ce qui peut « librement » se dire ou s’écrire et, d’autre part, ce que l’on ne devrait jamais s’autoriser à formuler – et sans doute même pas à penser. Il brise ce pseudo-consensus qui est garanti, en dehors même de toute sanction pénale – même si celle-ci est de plus en plus fréquente -, par une sanction sociale qui interdit l’expression de toute pensée originale. C’est ce qu’avait parfaitement décrit Alexis de Tocqueville évoquant la démocratie américaine : « la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir »1. C’est ainsi que dans la France de 2012 on a parfaitement le droit d’être à droite… sous réserve de penser comme la gauche et de le dire haut et fort.

    Pourtant, au vu de l’efficacité de ce type de discours (remontées spectaculaires de Nicolas Sarkozy et de Jean-François Copé, place de la motion de la « Droite forte » à l’UMP ou, de l’autre côté de l’échiquier politique, relatif succès de Jean-Luc Mélenchon), on peut penser que nombre de nos concitoyens ne se sentent plus concernés par le village Potemkine médiatique censé représenter les réalités françaises. La majorité ne serait peut-être pas là où on la prétend et le fameux « consensus » bien fragile. C’est d’autant plus vrai que la mièvrerie qui dégouline à longueur d’éditoriaux cache en fait une agression permanente clairement ressentie comme telle par une part grandissante de la population. Ce discours résolument « moderne » est en effet à l’opposé des valeurs traditionnelles du corps social, niant par exemple son histoire ou sa culture. Il n’est certes pas « clivant » par rapport au bruit de fond médiatique, puisqu’il le génère ou s’y complaît, mais il l’est par rapport à un sentiment identitaire sans lequel toute construction politique est impensable, et qu’il n’a pas réussi à éradiquer malgré la tentative de déculturation de notre société.

    L’autre élément de définition du discours clivant vient de ce qu’il précise clairement ce que désire son auteur, mais aussi ce qu’il ne veut pas. Il ose présenter un Autre, c’est-à-dire un choix politique différent, opposé, inconciliable même. L’une de ses caractéristiques essentielles est donc de remplir pleinement le rôle premier du politique selon Carl Schmitt : la distinction de l’ami et de l’ennemi. Or un politique qui se déroberait à cette tâche nierait ce qui fait l’essence même de sa fonction : sa capacité à présenter un vouloir-vivre ensemble qui ne peut s’adresser qu’à un groupe clairement défini et délimité – sauf à être totalement inopérant, réduit à un plus petit dénominateur commun qui ne peut « faire société ». Définir un « ennemi » permet de se construire et d’assumer des choix. Et la démocratie repose sur la nécessaire ritualisation d’un conflit par définition « clivé », et non dans un débat édulcoré entre le même et le même

    Or la gouvernance actuelle édulcore la confrontation politique quand elle ne l’exclut pas. Loin de permettre au peuple souverain de trancher entre les choix présentés, elle justifie ses diktats par une pseudo nécessité de la modernité, perceptible seulement par quelques rares élites qui auraient dès lors un droit naturel à l’imposer à tous. Et pour faciliter les choses le discours médiatique dominant exclut sans autre procès que d’intention, soit en les niant soit en les caricaturant, les « clivants » et les « politiques » au profit des « modérés » et des « gestionnaires ». Pour souterraine qu’elle soit, cette violence est bien plus dangereuse pour ses victimes potentielles que celle qui peut résulter de l’affirmation politique d’identités contraires. Benjamin Constant avait parfaitement décrit au XIXème siècle le fonctionnement de nos clercs modernes : « Ils discutent, comme s’il était question de convaincre ; ils s’emportent, comme s’il y avait de l’opposition ; ils insultent, comme si l’on possédait la faculté de répondre. Leurs diffamations absurdes précèdent des condamnations barbares ; leurs plaisanteries féroces préludent à d’illégales condamnations »2

    Parce que le discours clivant retrouve une nécessité de l’action politique, et parce qu’il rejoint des valeurs qui n’ont pas totalement été éradiquées du corps social, il continuera à séduire une part grandissante de l’électorat… si du moins celui-ci souhaite prendre en main son destin et affirmer ses valeurs. « Se faire des amis, écrivait Montherlant, c’est un devoir de commerçant. Se faire des ennemis, c’est un plaisir d’aristocrate. » Quoi qu’on en dise, la guerre entre les deux visions du monde n’est pas prête de se terminer.

    Christophe Boutin (Causeur, 11 décembre 2012)

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  • De la droite introuvable à la droite inavouable ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Aristide Leucate, cueilli sur le site Boulevard Voltaire et consacré à l'indispensable rénovation idéologique de la droite... Docteur en droit, Aristide Leucate est une des plumes de l'hedomadaire L'Action française 2000.

     

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    De la droite introuvable à la droite inavouable

    La publication, le 16 octobre, d’un sondage BVA nous apprenait que 66% des sympathisants de l’UMP souhaitaient voir François Fillon diriger l’UMP contre 33% qui lui préféreraient Jean-François Copé. La belle affaire ! Cette fausse querelle entre deux apparatchiks interchangeables accuse la vacuité des idées d’une droite qui ne veut pas s’avouer comme telle, parce qu’elle ne s’est tout simplement jamais trouvée.

    Historiquement, la droite doit davantage son existence au camp d’en face. Plus exactement, la droite occupe tragiquement la place laissée vacante par la mort du roi en 1793, la gauche préemptant la cause du peuple. Force est d’admettre que le clivage droite/gauche constitue la référence réflexe qui conditionne le positionnement des individus/électeurs dans la cité. Ce fait sociologique et psychologique condamne d’emblée le « ni droite/ni gauche », défendu, notamment, par le Front national, tout en demeurant, paradoxalement, le grand malentendu de la droite.

    Son caractère introuvable aujourd’hui est probablement dû à son absence d’épine dorsale. Au XIXe siècle, entre 1871 et 1938, celle-ci pouvait s’adosser aux deux piliers primordiaux de la société, l’Église et l’Armée, rendant ainsi inutile toute édification d’un corpus doctrinal. La droite s’est bâtie a posteriori, sur un certain nombre d’attitudes face à ces deux institutions qui lui ont conféré sa substance, mais aussi en récupérant des thématiques laissées en déshérence par la gauche, condamnant la droite à « finir les restes », à se comporter comme une poubelle de table idéologique.

    La condamnation pontificale du quotidien de L’Action française, en 1926, laissera des traces profondes dans le code génétique de la droite hexagonale. Si, pour la première fois, depuis Joseph de Maistre (providentialisme) et Maurice Barrès (culte du Moi), un courant de la droite se dotait d’un corpus doctrinal d’envergure — grâce à Charles Maurras —, son soutien historique lui faisait défaut ou, à tout le moins, n’était plus aussi inconditionnel qu’auparavant (déjà, en août 1910, les thèses du Sillon, organe d’un catholicisme social, feront l’objet d’une désapprobation du Pape Pie X).

    Entamant son chemin de Damas, au lendemain de la Libération, la droite sera, dès lors, en butte à la propagande « résistantialo-gaullo-communiste » qui achèvera de la discréditer, en en faisant l’exutoire commode et opportun des pires turpitudes et infamies d’une gauche largement compromise dans la Collaboration (même s’il y eut d’authentiques collaborationnistes au sein de la droite littéraire). Même la parenthèse gaullienne échouera à redonner ses lettres de noblesse à une droite de plus en plus nostalgique qui s’épuisait, vaillamment mais tragiquement, dans la défense d’un Empire français sénescent. En outre, la judéophobie récupérée à la gauche durant l’Affaire Dreyfus constituera une encombrante tunique de Nessus pour la droite.

    Ayant lu Gramsci, la gauche culturelle préparera l’avènement de la gauche électorale. Démonétisée doctrinalement, la gauche mettra de côté ses pères fondateurs (Leroux, Owen, Blanc, Sorel, Berth, Proudhon, Fourier, Bakounine), adaptera ses concepts (à commencer par celui de « socialisme » qui verra son glissement sémantique vers la « gauche ») et manifestera un attachement dogmatique, quasi-biblique, à la métaphysique du Progrès. La droite, en perdition idéologique, se fera peu à peu mithridatiser par le progressisme de la gauche, cœur atomique de l’individualisme libéral des Lumières, comme l’a brillamment montré Jean-Claude Michéa. Les deux versants culturels et économiques du libéralisme ont été respectivement investis par la gauche et la droite, au point, observe Michéa, que « le clivage droite/gauche (…), clé politique ultime des progrès constants de l’ordre capitaliste, permet (…) de placer en permanence les classes populaires devant une alternative impossible » (L’empire du moindre mal, Flammarion 2010). Dans sa crainte d’être prise en flagrant délit de « ringardisme » par une gauche convaincue de sa supériorité morale, la droite se lancera dans une surenchère permanente sur des sujets tels que le « mariage » homosexuel, le fédéralisme européen, l’antiracisme (tout à la fois « diversitaire » et métissé, l’oxymore, comme le ridicule en ce domaine, ne tuant plus), etc.

    Mais pour ne pas perdre pied politiquement, la droite se verra contrainte de faire écho aux angoisses et inquiétudes existentielles légitimes de son électorat en pillant éhontément le programme d’un FN qu’elle s’échine, nonobstant, à diaboliser tout en en blanchissant les idées sous le harnais d’un républicanisme vertueux. Las. Car, derrière une telle fébrilité de circonstance, pas l’once d’une idée, c’est-à-dire d’une critique ou d’une analyse radicale et métapolitique de la société.

    Quand la droite osera-t-elle, enfin, le solidarisme, l’antilibéralisme, le subsidiarisme, l’ethno-différencialisme, la décroissance, l’anti-égalitarisme, l’anti-technicisme, etc. ? A coup sûr, cela supposerait qu’elle rompe avec l’anti-intellectualisme lequel, a-t-elle toujours pensé à tort, la démarquait de la gauche. Avant de conquérir le pouvoir politique, la droite doit nécessairement conquérir les esprits, non plus avec Jacques Séguéla et Thierry Saussez, mais avec Jacques Ellul, Jean-Claude Michéa, Christopher Lasch, Antonio Gramsci, Aristote, Carl Schmitt, Michel Villey, Karl Marx, Rousseau, Althusius, Charles Maurras, Emmanuel Todd, Jules Monnerot, Alain de Benoist, et d’autres non moins innombrables et précieux, non pour les copier mais pour les éprouver dans une praxis.

    Aristide Leucate (Boulevard Voltaire, 23 octobre 2012)


     

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  • Carl Schmitt, le meilleur ennemi du libéralisme...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une conférence de Jean Leca, prononcée en novembre 2009 à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon et consacrée à la pensée de Carl Schmitt. Jean Leca est juriste et professeur de sciences politiques.

    "Jean Leca s'intéresse ici à la pensée de Carl Schmitt et au rapport de celui-ci à la philosophie politique. Il note que Carl Schmitt est une référence importante pour les philosophes continentaux, notamment Hayek, et pour les philosophes politiques alors même que selon Carl Schmitt il ne peut y avoir de philosophie politique. De même, il n'y a pas de normativité morale : au fondement de la normativité, il y a la juridicité et non la moralité. Si l'on se met à agir pour des raisons morales, en politique, c'est le meilleur moyen de susciter une violence incontrôlable.

    La guerre, inscrite dans la politique comme le mal dans la création, ne saurait avoir de justification morale ou rationnelle. Elle n'a qu'une valeur existentielle, particulière. Parce que l'identité personnelle est d'abord polémique (l'être humain se définit par opposition, par inimitié), un monde sans guerre serait un monde sans être humain. Jean Leca analyse ensuite la critique schmittienne de la non-théorie politique du libéralisme : il n' y a pas de politique libérale sui generis, il n'y a qu'une critique libérale de la politique."

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